2013. J'ai beau chercher,
je ne vois rien. Rien de ma Rambla. Barcelona. Cafè de l'Opera, je
m'installe, commande un chocolate caliente, le saupoudre d'un
petit sachet de sucre. J'attends la visite de Nazario et Camilo, ces
deux-là toujours beaux dans leurs costumes blancs. Allure
d'Argentins. Parfois fardés. Il est midi et le café est plein à
craquer, des gens du coin, quelque alcoolique, quelque poète cloche
de la Zona Baja, celle des gens de peu. Des artistes sans le
sou, comme nous trois. Barcelone, 1975. Mais je m'égare... Un voile
de fumée. Aujourd'hui, je suis assis là, à une table près de
l'entrée avec sa grande porte sculptée en bois qui donne sur la
Rambla. En face du grand théâtre du Liceu. Je ne vois passer que
des supporters du Barça, torses nus, shorts et tongs, crânes rasés.
Des peaux translucides virant au rouge écrevisse. Ils sont beurrés
matin et soir. C'est comme un cercle vicieux. Ils n'arrêtent jamais
de vomir, sur la Rambla et face au marché de la Boquería. Des
sangrias tièdes. Le mauvais vin. Ils envahissent les bars à
touristes alignés tout le long de la promenade qui mène au port. Et
vont même à plaza Real, ma plaza Real... Ils ne s'aventurent que rarement dans le Raval, l'ancien barrio Chino des marins américains, des
travestis, des gitans et des putes... Dans les guides, on peut lire un avertissement non dissimulé :
« Quartier bigarré où vit principalement la
communauté musulmane. » entre les lignes : « Il est conseillé de garder un oeil sur vos affaires. » Subtiliser des iPhone et des flacons d'huile de
Monoï, pfff... Il y a longtemps déjà que les Barcelonais ont quitté La
Rambla et sa belle plaza Real, celle qui m'a accueilli en 73. Quand
j'ai fui Cantillana, petit village de ma vieille Andalousie, ses
modèles d'un autre temps. Mais ils sont mes peintures. Les christs,
les fêtes populaires, les vierges saintes, les veuves éplorées,
les processions, les cimetières... Un folklore qui ne me quitte pas,
à Barcelone. Quand je chante, quand je peins.
Plaça Real, au numéro 12. C'est là que je vis dès 1973, en plein cœur de tous les possibles. Loin d'une Andalousie étriquée. Ah, je suis très fier ! En 2012, au numéro 13 on a inauguré un bar-restaurant qui porte mon nom ! Une fan venue de Saragosse, elle adore mes œuvres. Je m'installerais bien à l'un des fauteuils de velours lie de vin. Je ferais bien mon show, à moitié nu entre les tables. Le lieu est assez à mon image, fait de pièces multiples, d'objets hétéroclites et fous, de lampadaires insensés. Des trouvailles d'antiquaires. On pourrait presque y voir l'atelier d'un peintre. C'est comme ça que je me vois certains soirs à travers le reflet d'une vitrine, après une énième virée dehors. Un drôle de type hétéroclite. Fait de différents morceaux recollés et rassemblés un peu au hasard. Ocaña, José Pérez Ocaña, je ne sais pas si cela évoque quelque chose à la foule de touristes qui s'y presse chaque jour. Je ne sais pas si les hipsters pensent à moi quand ils sirotent leurs gin-tonic. Cherchent-ils à savoir ? Quand ils passent devant la petite plaque commémorative. Bleu ciel avec des anges peints et mon nom en dessous, cloué bien solidement à la façade. Juste à côté de la porte d'entrée au bois vermoulu. La trace, le souvenir que j'ai habité là, à quelques mètres de ce bar magnifique. Savent-ils que Barcelone s'est battue pour être encore plus libre que les autres dans cette Espagne des années soixante-dix ? Savent-ils qui j'étais, moi, dans la Barcelone clandestine ? Ce que je représentais dans ces années troubles et difficiles pour nous, artistes libertaires ?
![]() |
Procession Vierge sainte, José Perez Ocaña |
Plaça Real, au numéro 12. C'est là que je vis dès 1973, en plein cœur de tous les possibles. Loin d'une Andalousie étriquée. Ah, je suis très fier ! En 2012, au numéro 13 on a inauguré un bar-restaurant qui porte mon nom ! Une fan venue de Saragosse, elle adore mes œuvres. Je m'installerais bien à l'un des fauteuils de velours lie de vin. Je ferais bien mon show, à moitié nu entre les tables. Le lieu est assez à mon image, fait de pièces multiples, d'objets hétéroclites et fous, de lampadaires insensés. Des trouvailles d'antiquaires. On pourrait presque y voir l'atelier d'un peintre. C'est comme ça que je me vois certains soirs à travers le reflet d'une vitrine, après une énième virée dehors. Un drôle de type hétéroclite. Fait de différents morceaux recollés et rassemblés un peu au hasard. Ocaña, José Pérez Ocaña, je ne sais pas si cela évoque quelque chose à la foule de touristes qui s'y presse chaque jour. Je ne sais pas si les hipsters pensent à moi quand ils sirotent leurs gin-tonic. Cherchent-ils à savoir ? Quand ils passent devant la petite plaque commémorative. Bleu ciel avec des anges peints et mon nom en dessous, cloué bien solidement à la façade. Juste à côté de la porte d'entrée au bois vermoulu. La trace, le souvenir que j'ai habité là, à quelques mètres de ce bar magnifique. Savent-ils que Barcelone s'est battue pour être encore plus libre que les autres dans cette Espagne des années soixante-dix ? Savent-ils qui j'étais, moi, dans la Barcelone clandestine ? Ce que je représentais dans ces années troubles et difficiles pour nous, artistes libertaires ?
Je peux le dire,
maintenant que je suis mort. Ma renaissance a eu lieu ce matin de
juin où je suis descendu du train. Estación de Francia, gare de
France... Le début de tout. Barcelone, ma belle, si libre.
Sur
la platine : "Yo
tengo con alegría que disfrazar mi tristeza, y no hacer de mi
cabeza, las pesadillas huir. Yo tengo que ahogar riendo las penas que
me devoran, cuando mi corazón llora, mis labios deben reir."
Sara Montiel chante "Loca", vieux tango de 1962.
Quand Franco est mort, ce
fut comme une grande orgie des âmes libres. Enfin libérées. C'est
du moins ce qu'on a cru... Nous étions si naïfs, aussi naïfs que
mes tableaux. Il faut que je vous dise à quel point j'aime les
couleurs et les rêves de Chagall. Des peintures comme des rêves,
oui, c'est bien ça. C'est tout à fait ça. Ma peinture est un rêve,
mes sculptures en papier-mâché représentent des anges. Je suis ce
qu'on appelle un peintre naïf. Parce qu'il faut bien entrer dans des
cases.
Un vieux Teppaz déniché
au marché aux puces des Encants. Dans mon petit meublé de la
superbe Plaza Real. J'écoute les vieilles coplas rapportées
de mon enfance, des disques de mon père. Lola
Flores tourne en boucle, elle chante, Limosna
de Amores, La Zarzamora, Ay, pena,penita pena...
Des chansons qui racontent les amours perdues, la beauté du
pays... des invitations à ma peinture.
Dans
mon petit village sévillan, je chantais et peignais. J'aimais déjà
les mantilles, les vierges saintes des processions. Tout ce
décorum... Il faut que ça pétille !
![]() |
Ocaña, Camilo et Nazario, Rambla, Barcelona, 1977. |
"Je
ne peux pas croire que tout finit dans un cimetière, qu'il n'y a
rien d'autre après."
En
mai 1973, je prends un train en partance pour ma liberté. Je suis
pédé, artiste peintre, chanteur, je veux vivre comme je l'entends.
Barcelone connaît des mouvements libertaires, ses révolutions
urbaines, culturelles, sociales. L'envie de briser la léthargie et
la soumission du peuple. Je débarque au Cafè de l'Opera habillé en
fille du sud, avec mes talons, ma mantille noire, mon éventail
bariolé. Si les jeunesses catalanes souhaitent être indépendantes,
elles apprécient aussi ma comédie des rues, mon show andalou. Je
suis la reine de la Rambla ! Je m'exhibe avec mes deux amis. Il
y a Nazario, dessinateur au crayon et à la langue acérés, pour une
revue qu'on vend sous cape El Víbora, et puis, Camilo, autre
Andalou, complètement paumé, on s'est bien trouvés tous les trois.
Ma vie, je la situe parmi les ruelles escarpées de Pasolini et les trottoirs de Fassbinder.
"J'adore
les toilettes publiques, je suis le Pasolini espagnol !"
Tout
ce qui compte, au fond, c'est que je m'amuse... les garçons... On me
traite de Rouge, ça me fait bien rire. Je n'ai rien à voir avec ça,
je ne suis d'aucun parti. Ou alors, je me promène de temps en temps
sur la Rambla au bras d'un anarchiste. Anarchiste, je ne vois que
cette possibilité politique pour moi qui ne croit en rien. Seuls le
sexe et l'art. Je n'étais pas à l'école très longtemps, je me
suis fabriqué de toute pièce, je me suis inventé seul. Je sais
lire et écrire. Je sais peindre. Je suis un artiste. J'ai toujours
peint, sculpté, chanté. Des chants flamencos, quelques coplas
dans les rues... je traverse une partie de la Rambla pour
rejoindre el Carrer del Hospital, barrio Chino. Nous sommes en 1975,
Franco meurt dans une lente agonie. 20 novembre 75, on annonce
partout "Franco ha muerto..." Le journaliste radio
semble à l'agonie lui aussi. Il s'est fabriqué une voix
d'outre-tombe, il n'a pas le choix. Moi, je suis chez Nazario on
prépare mon expo à la galerie Mec-Mec, des toiles et quelques
sculptures d'anges et de saintes. Quand on a entendu l'annonce à la
radio on a d'abord cru à une blague.
Et
puis, soudain il y a un grand silence, la ville est comme vidée de
ses habitants. Le souffle coupé. On ne peut pas y croire. On a la
gorge serrée. C'est comme quand on meurt et que la vie défile.
Comme dans un film... On s'est refait tout le scénario... Avec
Franco, après Franco. Comme si toutes les prisons s'ouvraient par
magie. On s'est dit qu'on rêvait. Et puis c'était bien ce grand
silence pour travailler.
![]() |
Ocaña habillé en Sévillane |
"Je
ne me sens pas femme, je m'habille en femme par provocation, pour
m'amuser, pour rire avec les gens et ça m'amuse beaucoup, excepté
la dernière fois, quand on m'a frappé, mais bon... comme disait
Jésus-Christ : Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font."
Ce soir de novembre, je
me souviens de tout, chaque détail. On a rejoint Camilo, notre pote
andalou débarqué Carrer d'En Robador, rue des Voleurs, quelques
années avant moi. Camilo a toujours été de toutes les fêtes
pourvu qu'il y ait du bon vin et des éphèbes, parfois des jeunes
marins désorientés Carrer d'En Roig. On rejoint la fiesta
clandestine organisée par quelques artistes et étudiants, elle a
lieu Carrer del Carme, juste à côté de la fontaine de Santa
Eulàlia sur la petite Plaza del Pedró où j'aime bien flirter tard
dans la nuit. Le petit bistro de Montse est bondé. On croise des
gens de Ajoblanco, la revue en vogue dans les milieux
universitaires. C'est la liesse dans ces quelques mètres carrés de
zinc, le Cava frais coule à flot et l'on mange quantité de pà
amb tomaca, le pain tartiné de tomates fraîches et d'huile
d'olive. Fierté des tapas catalanes. Et c'est comme
lorsqu'aujourd'hui, le Barça remporte un match contre le Real
Madrid. Une fête incroyable où tout le monde s'aime. Sur un bout de
comptoir, Nazario, lui, dessine déjà des croquis un peu pornos où
nous sommes tous à poils avec le portrait du Caudillo, bien placé,
en guise de pañuelo... Je panique... "C'est pour El
Víbora, ne t'affole pas comme ça, la Brigade politico-sociale ne
peut plus rien contre nous, tu ne comprends pas ?!... Ocaña ! merde
! Franco est mort ! Franco ha muerto!" Nazario prononce le nom
du Caudillo distinctement en prenant soin de détacher chaque
syllabe. Comme s'il souhaitait me réveiller d'un long coma. Et toute
la nuit, les gens sont devenus comme fous, dans ce bar. Une moitié
de la ville était en deuil - la Zona Alta, la bourgeoise
catholique -, l'autre buvait, dansait, s'embrassait. J'ai vu des
jeunes mecs se rouler des pelles et puis plus tard, embrasser des
filles sur la place, un truc de fous ! La Guardia Civil était
aveuglée ce soir-là. Une liesse sans fin et la gueule de bois les
jours qui ont suivi. Mais tout cela n'a pas duré. Nazario, moi, et
quelques connaissances des Jeunesses militantes gays, avons été
embarqués de force un soir, sous les regards consternés d'autres
manifestants. On a fini au poste de police de la Vía Laietana. Ils
m'ont interrogé et frappé pendant des heures. Mon dos était
couvert de marques. Les jeunes années sans Franco, el Caudillo.
La Transition et ses vieux brisquards qui ne cèdent pas leur place. Qui ne veulent pas lâcher le morceau. Franco
était mort mais nous devions encore courir pour échapper aux
monstres. L'ordre et l'autorité continuaient de s'immiscer partout
tels les cafards dans un conduit.
![]() |
Au 12, plaça Real, Barcelone aujourd'hui. |
Sur
la platine : "Dicen
los viejos que en este país hubo una guerra y hay dos Españas que
guardan aún, el rencor de viejas deudas. Dicen los viejos que este
país necesita palo largo y mano dura, para evitar lo peor. Pero yo
solo he visto gente que sufre y calla dolor y miedo, gente que solo
desea su pan, su hembra, y la fiesta en paz."
le groupe Jarcha chante "Libertad sin ira", 1976.
En
1977, dans un restaurant animé de la Rambla aujourd'hui remplacé
par un hôtel, je fais la connaissance de Ventura Pons, jeune metteur
en scène de théâtre. Je faisais ma tournée habillé en Sévillane,
comme à peu près chaque jour. J'égrenais mon répertoire flamenco
et quelques chansons de mon cru.
"Allez,
messieurs, laissez-moi passer. Je suis la pasionaria des tantes !"
Je
me fraie un passage entre les tables, chante une vieille copla
de Sara Montiel, je veux qu'on me voie, qu'on m'admire. Faire la fête
et provoquer. Ventura Pons déjeune avec quelques comédiens, il
m'arrête et me lance dans un grand sourire malicieux : "Alors,
ça te plaît de t'habiller comme les vieilles des villages ?"
Je lui porte l'estocade et répond fièrement tout en agitant mon
merveilleux éventail rouge et noir : "J'ai pour habitude de
me revêtir de mes souvenirs !" Il a ri, je crois que je lui
ai plu. Quelques jours plus tard il m'a dit qu'il avait un projet en
tête, mais pas pour le théâtre, non, un film sur moi. Je ne
pensais pas qu'il me mènerait plus tard sur les marches de Cannes...
Moi, José Pérez Ocaña, parti de rien, moi qui avais à peine vu
une dizaine de films jusque-là. Avec toute cette censure ! Pour
Ocaña, retrat intermitent (Ocaña, Portrait intermittent),
Ventura Pons ne m'a pas vraiment dit qu'il ferait un film de cinéma.
Il ne m'a pas parlé de scénario ou de plan précis. Alors j'ai pris
ça pour une sorte de jeu et me suis laissé aller à répondre. Il
me posait des questions caméra au point, me filmait sur la Rambla
durant mes promenades quotidiennes habillé en fille, aux bras de
Nazario et de Camilo. Ce film de 1978, c'est une nouvelle destinée
pour Ventura Pons, un cinéaste catalan apparaissait sur le devant de
la scène, était même projeté à Cannes. Depuis, il en a fait des
films, avec de vrais acteurs, des comédiens dignes de ce nom. Moi,
je n'avais fait qu'être moi-même, je ne me présentais pas comme un
acteur. J'avais juste été exactement fidèle à mes provocations.
Mon jeu sur la Rambla, parler aux vieilles dames, aux mères qui
promènent leurs bébés, montrer mon sexe aux hommes aux regards
ahuris. Ah, comme Barcelone et sa Rambla, sa plaza Real, m'offraient
les plus belles scènes !
Sur
la platine : "Mari Pili,
rica, guapa, de bonito ni una lata, ves deprisa, ves corriendo, yo te
espero en complementos, oh! Llevo horas esperando, Mari Pili está
tardando, esta chica no coordina, Mari Pili, ven, monina, ah!"
Alaska y los Pegamoídes chante "Horror en el hipermercado", 1980.
Ventura Pons sait mieux
que personne à quel point les gens comme moi manquent à présent
dans cette partie de la ville. Cette partie qui perd de son âme
libertaire, qui n'en peut plus d'être un parc à thème. Un couloir
de Disneyland conforme au plaisir des touristes qui ne me voient pas.
Ma chère Rambla n'est plus que l'ombre de la frénésie des
pasionarias que nous représentions tous alors. Avec mes amis en
plein milieu de cette ville libre, parfois j'en pleure. Quelquefois,
on parle encore de moi sur la Rambla, on m'a consacré une grande
expo en 2010. Mes toiles, mes aquarelles et sculptures dont on
n'avait pas reconnu la grande valeur de mon vivant ont été vues
dans les salles du Palais de la Virreina... Je n'en reviens toujours
pas ! Maintenant, ce n'est plus l'artiste travesti, le chanteur de
flamenco de la Rambla qu'on aperçoit, non, on me dépeint comme un
artiste "underground". Oui, c'est bien ce que j'ai lu dans
le catalogue de l'exposition : "artiste underground de la
Transition."
Est-ce suffisant pour me
rendre ma Barcelone et ma Rambla ? Jusqu'en 2011 on pouvait même s'y
promener à poil sans se faire arrêter. Je me disais qu'on n'avait
pas réclamé des droits et plus de liberté, que je n'avais pas
montré mon cul à toute la ville pour rien. Je me disais qu'elle
resterait toujours la cité la plus ouverte au monde. J'étais
heureux, je me sentais immortel. J'étais toujours la reine de la
Rambla ! Je me trompais... et rien ne dure.
![]() |
Ocaña porte sa mantille lors d'une manifestation du collectif gay et lesbien de Barcelone, 1978. (photo : El País) |
"J'ai
besoin de peindre et de chanter. Et quand je chante je pense faire de
l'art, et quand je m'habille en femme je fais encore de l'art, la vie
entière est un théâtre..."
Barcelone,
où je faisais ma propre Movida bien avant celle de Madrid et
las chicas d'Almodóvar, Carmen Maura, Rosi de Palma,
Verónica Forqué, María Barranco, Alaska... Je m'appelle José
Pérez Ocaña, j'ai eu mon heure de gloire à Barcelone, j'étais
l'attraction des quartiers populaires. Rambla, Plaza Real, Hospital,
Tallers, Egipciaques... Dans les rues, je faisais mon numéro, je
chantais, je parlais aux gens, tout ce qui comptait c'était qu'on me
voie. Je ne voulais que ça, parcourir la ville pour qu'on me
regarde, moi qui m'étais tant caché dans mon petit village de
Séville.
Cantillana,
village perdu au milieu des oliviers. Un désert culturel. Après la
mort du Caudillo, l'Andalouse avait beau être libre, elle était
encore sous l'emprise des Espagnols de l'ancienne garde, celle de
l'ordre et des catholiques. Les Rouges et les anarchistes étaient en
terrain miné. Alors ne parlons pas de moi, el maricón. Gay
ET libertaire. Je n'avais plus qu'à partir. Toute ma jeunesse on m'a
lancé des pierres, on m'a craché à la figure. Je peignais,
chantais, dansais, le scandale d'être gay... ce n'était pas du goût
de tous. J'étais le soleil à moi seul. Mais de quoi avaient-ils
bien peur tous ceux de mon village paumé ? Que je provoque une
éclipse ? Allez-y, lâchez les chiens ! Que je leur balançais quand
ils me lançaient tout ce qui leur tombait sous la main. Mes robes ne
plaisaient pas... allez savoir pourquoi... Mais je n'avais pas peur.
Je me sentais juste un peu paria.
![]() |
Affiche du film Ocaña, Portrait intermittent, de Ventura Pons, sorti en France en 1978. |
"Mais
putain quand est-ce que je vais quitter cet endroit ? Parce que j'en
ai ras-le-bol de devoir supporter ce truc de faire l'amour en
cachette. Mais qu'est-ce-qui se passe bordel ?! (...) Et enfin, je
suis allé à Madrid, et puis je suis allé à Barcelone et j'ai
commencé à pas mal me libérer."
Ce
qui m'a fait fuir en réalité. Maintenant que je suis mort je peux
l'écrire. L'avouer sans détours. Ce qui m'a fait fuir c'est la
honte de mes parents. Ma mère, surtout. Être mère d'un artiste gay
n'était pas le meilleur cadeau que j'aie pu lui offrir. Alors, j'ai
quitté Séville pour Barcelone un beau matin de 73, je voulais
trouver l'énergie ailleurs, dans une ville ouverte. Je voulais me
sentir libre. J'ai débarqué un beau matin de soleil, Estación de
Francia, un peu avant huit heures. J'avais peu de bagages, un carton
à dessins, quelques peintures. J'ai remonté à pied le Paseo de
Colón, les terrasses étaient pratiquement vides à cette heure,
seuls quelques pêcheurs buvaient leur cortado du matin. J'ai
tout abandonné à Cantillana. Mes mauvais souvenirs. J'ai vaguement
dit au revoir et suis parti comme on prend le large. Je savais que je
n'y remettrais pas les pieds avant longtemps. J'ai embrassé
Barcelone et ses nuits folles. Ses artistes en résistance. Là, je
me sentais plus proche encore de l'extravagance des filles
d'Almodóvar. Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier...
c'est moi !
Sur la platine : "Le concocí en un guateque, era un chico alto y delgado, me miraba fijamente, parecía muy decente. No lo pude resistir, me vendió la tentación, el demonio me invadió, y pequé, sí, acepté." Kaka De Luxe chante "La tentación", 1983.
Sur la platine : "Le concocí en un guateque, era un chico alto y delgado, me miraba fijamente, parecía muy decente. No lo pude resistir, me vendió la tentación, el demonio me invadió, y pequé, sí, acepté." Kaka De Luxe chante "La tentación", 1983.
Et
puis, après tout ce début de liberté, cette vie puissante et
véritable, à l'abri des concessions et des masques, après cette
vie hors-champ, je suis allé revoir les gens de Cantillana. J'avais
organisé un carnaval des enfants, en septembre. 1983. Tandis
qu'Alaska y los Pegamoídes, Aviador Dro et Parálisis Permanente
avaient remplacé mes coplas de Lola Flores, mon flamenco de
Camarón sur la petite platine du 12, plaza Real... je décidai de
retourner sur les pas de mon enfance. C'est là que je suis mort dans
les flammes. Comme un incendie. La boucle fut bouclée.
J'avais
vécu les plus belles années de la ville. La Barcelone qui
renaissait lentement des cendres de la dictature, celle qui
n'oubliait pas la lucha et le No Pasarán. Cette
Barcelone lointaine, je la porte là, au plus profond de moi, du haut de
mon éternité.
C'était
la fiesta des enfants dans le village sévillan que j'avais fui dix
ans plus tôt. Un garçon imbibé de fête a allumé les feux de
Bengale accrochés au bout de mon costume de papier. Un costume en
forme de soleil que je m'étais fabriqué pour illuminer les yeux des
enfants. Je suis parti dans les flammes, me suis embrasé tel un
soleil de feu.
© Coco Bernard, 2012
(Pour les éditions La Tengo, 2012.)
(Pour les éditions La Tengo, 2012.)
Bibliographie :
- Entretien avec Ventura Pons, cinéaste catalan, Barcelone, juillet 2012.
-
Ocaña, catalogue de l'exposition de Barcelone au Palau de la
Virreina 26/03-24/05/10, éd. Polígrafa, 2011.
-
Los '70 a destajo, Pepe Ribas, éd. Destino Booket, 2007.
-
Ocaña, retrat intermitent (Ocaña, Portrait intermittent), film de
Ventura Pons, 1978.
-
Els meus (i els altres), autobiographie de Ventura Pons, éd. Proa,
2011.
-
El Triunfo, Francisco Casavella, éd. Versal,
1990.
-
Histoire de l'Espagne, Joseph Pérez, éd. Fayard, 1996.
-
La Transición, série documentaire de Victoria Prego, TVE, 1995.
-
La Edad de Oro, programme TV de Paloma
Chamorro, hommage à Ocaña, TVE, 6/10/83.
-
blog la rosa del vietnam, archivo Ocañi :
-
Les phrases d'Ocaña sont extraites du film Ocaña, Portrait
intermittent (Venturas Pons), et de l'interview pour le
programme TV "La Edad de Oro" (TVE, 1983).
Une
topographie ocañienne :
-
Rambla, 74 : Cafè de l'Opera.
-
Rambla, 51 : Gran Teatre del Liceu.
-
Rambla, 99 : Palais de la Virreina (Palau de la Virreina, Centre de
la Imatge). http://lavirreina.bcn.cat/es
-
Rambla, 100 : marché de la Boquería.
-
Plaza Real, 13 : bar-restaurant-club Ocaña.
-
Avinguda del Marquès de l'Argentera :
estación de Francia (gare de France). Restaurant-cabaret
"Station" (dans le hall de gare).
-
Plaza de las Glòries : marché aux puces Les Encants.
-
Carrer del Hospital : café-sandwicherie
Mendizábal.
-
Assahonadors, 31 : galerie Mec Mec (n'existe plus, remplacée par un
commerce technique).
-
Carrer d'En Robador, 23 : club Robadors
23.
-
Carrer d'En Roig : vieille ruelle mystérieuse du Raval, ancien
Barrio Chino.
-
Carrer del Carme, 116 : café-restaurant
Zelig.
-
Vía Laietana, 46 : restaurant Rosa Negra.
-
Carrer de Ferran, 23 : café Shilling.
-
Carrer dels Tallers, 13 : Discos Revolver (vente de vinyles
d'occasion, cd et livres sur la musique).
-
Carrer Nou de la Rambla, 34 : London Bar.
-
C/Santa Engracia, 68 : Casa de Andalucía
en Barcelona (association des Andalous de Barcelone, créée en
1969).
-
Carrer de Montsió, 4 : restaurant-brasserie Els 4Gats (ouvert en
1897, le bar des artistes où Picasso a réalisé certains dessins
dont celui qui illustre encore la carte de menu).
-
Carrer Nou de Zurbano, 3 (derrière la Plaza Real) : Café Royale,
club de jazz, funk, flamenco, rock...
-
Carrer del Consell de Cent, 255 : Dietrich, café-théâtre gay.
Remerciements : Pepón Prades et Xavier Mulet, Barcelonais de toujours, pour leurs informations précieuses.
Remerciements : Pepón Prades et Xavier Mulet, Barcelonais de toujours, pour leurs informations précieuses.
(À la mémoire de l'ami Pepón Prades, disparu en 2018.)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire